Faire cabane — Soigner le lien

Cet article raconte une matinée « Critique des spectateur·ices » menée avec le théâtre Point-Favre et Les Investigators, autour de l’installation Faire cabane — Soigner le lien d’Ursina Ramondetto.


Théâtre Point-Favre, 25 octobre 2025.

Faire cabane – Soigner le lien est un projet d’art social, participatif et inclusif. Il propose un investissement commun de l’espace. Pendant trois semaines, le Point-Favre se mue en atelier-chantier collectif et sympoïétique.
Avec la participation des habitant·es, enfants et classes, centres de loisirs, Établissement médico-social et autres institutions de la commune, passant·es et curieux·se·s, une structure en bois sera recouverte de tissus bariolés, brodés et peints de mots et d’images. Des parois souples seront tissées, tressées et nouées de bandes de drap, fils, cordes, végétaux, toisons et autres matières douces pour créer une cabane accueillante.
Au fil des jours, ce cocon, joyeusement bricolé, deviendra un lieu pour se reposer, ralentir, sentir, toucher, contempler et écouter ensemble. Tous les jours, il y aura des temps pour construire et faire ensemble et des temps pour (se) raconter.
PRÉSENTATION DE FAIRE CABANE — SOIGNER LE LIEN PAR LE THÉÂTRE POINT-FAVRE



Avec Les Investigators, les adolescent·es parlent, les adultes écoutent. Ou : les adultes parlent, les adolescent·es écoutent. Parfois, tout le monde parle en même temps. L’essentiel est là : ça parle. Pour se dire quoi, au juste, en ce samedi gris et pluvieux dans la rade de Genève ? Des impressions de specateur·ices, encabané·es dans une œuvre plantée à l’entrée du théâtre Point-Favre.

IMPRESSIONS PREMIÈRES

La cabane est de taille moyenne, un peu petite, pas super grande. On n’est jamais complètement dedans. On est autour, dehors, ou dessous — un peu comme un jeu d’habitation pour enfants… et pour adultes. On y est enveloppé·e de tissus partout, partout, partout, si denses qu’on ne peut en avoir une vue complète. Ces bandes de tissu récupéré forment presque une toile d’araignée surmontée d’un ciel bleu étoilé.

Du tissu partout ? Pas que : on y déniche aussi du caoutchouc, et de la vraie laine de mouton, du jamais-vu dans un théâtre, est-ce une cabane réservée à l’aïd-el-kébir, où le mouton symbolise foi et partage ? Peut-être. Ou pas. Vraiment, on ne sait pas. Et ces brindilles ! Maintenues par une ossature solide, presque une petite forêt en miniature. C’est pour ça que cette cabane mérite son nom d’œuvre.
— On pourrait y dormir, en forêt ?
— Non, je ne crois pas… Trop de trous. C’est vraiment une cabane pleine de trous, pas très sécurisée.

Qui aurait pu construire une cabane avec de tels ornements ? On n’en sait trop rien. Sont-ce les spectateur·ices qui la fabriquent avec l’artiste ? Ça reste flou. Ou l’artiste qui assemble la cabane avec les tissus apportés par les spectateur·ices ? C’est un peu confus. Dans tous les cas, il faut toute une bande pour la construire. Probablement l’œuvre de hippies, capables de dormir dedans grâce à leur imaginaire moins traditionnel, en lien avec la nature, et prêt·es à consacrer le temps nécessaire à cette création.

Le temps passé à construire cette cabane participe de sa force. Le temps fait la cabane.

UNE ŒUVRE QUI S’ATTRAPE PAR LE NEZ

Chaque matériau possède son odeur, comme si l’œuvre n’était pas seulement visuelle mais aussi olfactive — une véritable cabane à arômes. Et cette odeur se mêle au parfum des mots : certains tissus contiennent des poèmes écrits pendant la semaine Signatures.

Ils sont beaux, ces mots, qui se mêlent aux textures et aux arômes.

Dans cette cabane se bruissent des paroles poétiques, comme si la couleur des arômes venait nourrir celle des mots des spectateur·ices-Du vivant. Les arômes laissent libre cours à toutes les imaginations : le parfum sur les corps-cabane fait travailler le ciboulot, on y est, dans cette pensée brute de l’art comme pratique collective, et l’on y entend des murmures du type C’est cosy-chaleur-abstrait ou C’est nature-extérieur-danger. La nature est toujours un peu dangereuse, et la cabane est fabriquée avec des matériaux naturels. Ici, il se trouve peut-être des araignées — si, si ! — parce que cette cabane respire : c’est une œuvre vivante.

UNE VRAIE CABANE ?

La cabane forme un arc qui nous surplombe. Ce n’est pas une vraie cabane, c’est un pont : impossible de monter dessus, elle s’écraserait et on se casserait la tête. Ce n’est décidémment pas une vraie cabane : c’est un ornement organisé, une cabane décorative, un arc décoratif.
Pourtant, elle est bien réalisée, mais pas selon le modèle classique : elle est construite avec le cœur, le corps et le mental, c’est une cabane mentale.

Elle possède un effet fou : dès qu’on est à l’intérieur, on change de comportement, on discute — pas forcément de la cabane, mais on discute. L’espace est apaisant, comme dans une maison, et rapproche les gens. Dehors, ils s’évitent presque, ne se regardent pas vraiment, scrutent la cabane et font silence ; dedans, i·elles ont l’impression d’être lié·es, réuni·es, partageant un même espace du sensible.

DE L’ART DES DOUDOUS

L’œuvre apparaît très désordonnée, abstraite, mais ouvre à autant d’émotions que les matériaux qui la composent.

Au sortir de la cabane, certain·es disent : Je n’ai pas tellement ressenti ; j’ai plutôt pensé à pouvoir voir, à pouvoir trouver. Pouvoir trouver quoi ? Des doudous. Et ça gêne, que l’on puisse trouver des doudous, car on passe de l’abstrait au Disney, ce qui casse un peu la magie de la nature. Heureusement, les tissus se mêlent aux doudous : les tissus sont les doudous, créant des tissudoudous, soulignant la tension entre abstraction et narration familière, entre art et décor.

Les doudous, est-ce pour décorer ? Non. Ils semblent avoir trouvé leur place, comme s’ils habitaient discrètement l’œuvre. Ils se seraient introduits dans le décor, comme des personnages à part entière dans une œuvre. Leur arrivée, par effraction, ressemble à un casse : peut-être voulaient-ils donner une autre couleur à cette cabane, fabriquer à leur façon un art-de-la-cabane-métaphore-de-la-vie-intra-utérine. On ne soupçonne pas ce que les doudous ont à dire sur le monde.

LA CABANE, VERS UN NID À SOI ?

Une œuvre réussie est une œuvre anti-gaspillage. La construire pour ensuite la jeter pose problème.

D’autant plus qu’il s’agit d’une œuvre participative : que ressentiraient cel·leux qui y ont contribué en découvrant sa démolition et son départ à la déchetterie ? Cela leur ferait mal au cœur.

Cette cabane mérite de demeurer, d’être exposée, aimée, conservée dans un espace dévolu aux arts plastiques, afin que sa fragile beauté continue de vivre et d’émouvoir. Au théâtre Point-Favre, elle bloquerait le passage, créerait des bouchons quand les classes arriveraient, et l’expérience ne serait pas très agréable. De plus, quel lien établir avec le spectacle suivant ?

UN BUNKER SINON RIEN

Même dans un lieu consacré aux arts plastiques, la cabane semble vouée à disparaître : ses matériaux sont périssables. On pourrait presque organiser un référendum : une œuvre d’art peut-elle exister si elle est éphémère ? Peut-être faudrait-il simplement accepter sa disparition probable.

C’est comme le chateau de sable, c’est de l’art éphémère. On construit un château de sable pour assister à sa disparition. La valeur du château s’associe à sa disparition. La valeur de la cabane tient dans sa disparition. On s’y attache parce qu’on sait qu’elle ne sera plus cabane.

Quelle valeur accorder au geste artistique quand sa durabilité est incertaine ? Une œuvre éphémère, ça se préserve, diront certain·es. Il y a eu débat. Débat logistique. La logistique de l’art, c’est tout une histoire. Autour de la cabane, ça a ressemblé à cela :

— Vous l’auriez installée où ?
— Ailleurs, pour quelques années. Certainement pas au Point-Favre.
— Précisément ?
— Dans un bunker. En Suisse, y a plus de bunkers que d’habitant·es. Sept millions de personnes pour huit millions de bunkers : c’est le pays idéal pour abriter une cabane d’art. On la placerait dans l’un d’eux, secrètement, loin du monde, à l’abri de la pluie.
— Les gens auraient-ils le droit de la visiter ?
— Oui. Une fois par an, pour une porte ouverte. La porte ouverte du bunker. Cel·leux qui l’ont construite pourraient y dormir, une semaine seulement, pas plus — comme un privilège fragile, un rituel annuel. La cabane, point trop n’en faut. La cabane, Point trop n’en Favre.

L’IMAGINAIRE EN CAVALE

Avec Les Investigators, le jeu devient règlement, la liberté se change en protocole — une véritable bureaucratie de l’imaginaire, tandis que la pluie tombait dru et que les montagnes du Jura, derrière la vitre du théâtre Point-Favre, s’enorgueillissaient de blanc.

Si les branches ont été arrachées pour bâtir cette cabane, ce n’est pas bien. Imaginons que tout le monde se mette à construire des cabanes… Des cabanes partout, et plus d’arbres nulle part. Peut-être faudrait-il une loi : une cabane par trimestre, avec autorisation de la mairie, et deux cents francs d’amende si l’on dépasse le quota, pour prévenir ces crimes écologiques.

Des hippies pourraient y vivre, l’été seulement. La pluie, ou la tempête Benjamin, en viendrait vite à bout. C’est une œuvre d’art incapable de résister aux aléas climatiques. De l’art précaire, dont la valeur réside moins dans sa permanence que dans sa conscience de l’impermanence.

On pourrait l’imaginer à l’abri du musée du Louvre, exposée dans la Petite galerie de l’aile Richelieu, ou dans la Galerie du Temps. Mais une nuit, elle serait découpée à la disqueuse, volée en sept minutes, traînée par un scooter, pour finir, dérisoire et glorieuse, en vente sur Vinted.

Alors, que faire ?
Rien.
Attendre.
Rien.
Et se demander à quoi bon,
tout ça.


Pour Le Dico des spectateur·ices
Joël Kérouanton,
à partir des paroles des Investigators (Amel xxxxxx (?), Léa xxxxxx (?), Margaux Monetti, Eren Saricam)